France, que fais-tu de ta jeunesse ?, Le Monde Magazine num. 42, supplément au "Monde" 3 juillet 2010.
Quelle place la société française accorde-t-elle aux jeunes ? Alors que le dossier des retraites monopolise le débat politique, les moins de 25 ans restent les premières victimes de la crise économique: 23 % d'entre eux subissent le chômage. La dernière fois que les jeunes français sont descendus massivement dans la rue, c'était au printemps 2006. Ils manifestaient contre le contrat première embauche. Le CPE permettait à l'employeur de mettre fin au contrat de travail sans justification pendant deux ans. Par leur forte mobilisation contre ce symbole d'une précarité imposée, les jeunes avaient alors obtenu le retrait du texte.
Quatre ans plus tard, la société s'englue dans le pessimisme. "La peur de l'avenir n'est nulle part aussi grande qu'en France et n'a historiquement jamais été aussi répandue dans ce pays qu'aujourd'hui ", constate Eric Maurin, auteur de La Peur du déclassement. Une sociologie des récessions qui, en 2009, a figuré parmi les vingt essais les plus vendus en France. C'est lui que Le Monde Magazine a choisi d'interroger pour savoir si les difficultés d'insertion des jeunes peuvent créer une "génération sacrifiée". Nous sommes aussi allés à la rencontre d'étudiants qui avaient lutté contre le CPE pour voir où ils en sont de leur parcours.
Pour Eric Maurin, les fractures majeures ne sont pas générationnelles, mais plus que jamais sociales et territoriales. Attisant les clivages, la crise pourrait entraîner "un risque majeur de dislocation de la société". Explications.
Le débat sur les retraites a éclipsé le problème de l'entrée sur le marché du travail ; les jeunes seraient-ils les oubliés des politiques publiques ?
Eric Maurin : La société française s'organise autour de statuts très protecteurs, mais difficiles et longs à acquérir. L'une des caractéristiques profondes d'un tel système social est de tolérer de très fortes inégalités entre les différents âges de la vie, la jeunesse étant l'âge sur lequel se concentrent toutes les incertitudes. La situation de la jeunesse est en fait la variable d'ajustement qui permet à ce type de société d'absorber les chocs, montée du chômage, pénurie de logements.
Dans ce système, les jeunes sont traditionnellement les parents pauvres des politiques publiques, on laisse plutôt les familles s'en charger. Il y a une grande frilosité à mettre en place des politiques de soutien public, d'aide sociale en direction des jeunes.
D'une société de classes, sommes-nous passés à une société de générations, où l'âge est discriminant ?
Le vieillissement de la population modifie incontestablement l'équation politique du pays. Mais les déchirures majeures ne sont pas générationnelles : elles restent sociales et territoriales. Depuis plus de vingt ans, les classes moyennes du privé sont objectivement en régression par rapport aux autres classes sociales. Elles souffrent de progressions nettement moindres de pouvoir d'achat, d'une exposition beaucoup plus forte au chômage, d'une incertitude croissante sur les retraites.
Les classes moyennes du public doivent de leur côté endurer une stigmatisation permanente de leur statut supposé de privilégié, agression ressentie comme d'autant plus injuste que ce statut a été difficile à acquérir. La crise attise ces clivages et un cocktail social explosif se met en place, tout à fait comparable à celui des années 1930. D'autant plus explosif qu'il se superpose aujourd'hui à de redoutables cassures territoriales.
La tendance de fond de la société française est au séparatisme, à la constitution de ghettos de riches hyperprotégés, d'un côté, et de zones où se concentrent toutes les pauvretés de l'autre. Rien n'est fait, actuellement, qui soit à la hauteur de l'enjeu. Là réside un risque majeur de dislocation de la société.
François Hollande parle d'une "génération sacrifiée", Dominique de Villepin s'inquiète du sort fait aux jeunes. Le constat est pessimiste…
Ces prises de position mélangent une analyse en termes de génération et une analyse en termes d'âge, alors que c'est complètement différent. En termes d'âge, c'est-à-dire de situations qu'une personne d'une génération donnée occupe successivement au cours de sa vie, il y a effectivement de très fortes inégalités en France. Surtout entre le début et le milieu de la carrière.
A chaque instant, ces inégalités entre classes d'âge se confondent avec des inégalités entre générations. C'est ce qui rend toujours possible, en France, de parler des jeunes comme d'une génération sacrifiée, alors qu'en tant que génération, ils ne sont ni plus ni moins sacrifiés que les générations précédentes.
En fait, les jeunes d'aujourd'hui sont dans une situation meilleure que la génération du début des années 1960 au même âge. Quand vous comparez les générations successives, le pouvoir d'achat à un âge donné s'est énormément amélioré du début du siècle jusqu'à la génération du baby-boom ; après, on assiste à une stagnation entre la génération qui est jeune au début des années 1950 et celle du début des années 1960, et depuis cela repart à la hausse.
es dernières générations dont on peut observer le niveau de vie à 30 ans sont plutôt mieux loties que les précédentes au même âge. La génération sacrifiée, s'il y en a une, est en réalité celle du début des années 1960.
Nous ne sommes donc pas dans une situation de conflit de générations en termes de partage des richesses, d'intérêt…
Si le discours catastrophiste sur la "génération sacrifiée" peine à trouver sa traduction politique, c'est parce que chaque génération que l'on dit sacrifiée – c'est-à-dire les jeunes que l'on observe à un moment T – ne se considère pas en réalité comme une génération.
Les jeunes se vivent à un âge particulier de leur vie, et ils savent bien qu'ils sont dans un système où s'acquièrent progressivement des protections, des statuts ; c'est pour cela qu'ils sont souvent les premiers à défendre l'édifice. Ils ne veulent pas que soit détruit cet horizon qu'ils espèrent atteindre en cinq à dix ans. Chacun se vit comme un vieux en puissance.
Est-ce pour cela que les jeunes défendent souvent des acquis comme le bac, et contestent tout nouveau type de contrat de travail (le CIP de Balladur, le CPE de Villepin) ?
Oui, parce qu'ils savent que ces acquis correspondent à des étapes dans leur vie. Ils ne les perçoivent pas comme des institutions qui excluent, mais comme des moyens de promotion au fil des âges de la vie. Ils refusent tout ce qui s'apparente à une destruction de ces repères.
Peut-on parler d'une "génération précaire" ?
Les contrats précaires ne datent pas d'aujourd'hui. Ils furent institués dès la fin des années 1970, après le premier choc pétrolier, sous la présidence de Giscard. C'était une période très déstabilisante pour l'économie française. Le retour d'une croissance forte n'empêche pas l'explosion du chômage des jeunes.
Le modèle social issu des "trente glorieuses" semble alors conduire le pays dans une impasse. Raymond Barre est contraint d'amender le modèle, en favorisant la création de nouveaux statuts, moins protégés (CDD, institutionnalisation de l'intérim, etc.). A partir de cette période-là, le sort des jeunes va être indissociable de ces nouveaux contrats précaires.
Les retraités d'aujourd'hui ne sont-ils pas les plus privilégiés, ceux qui ont eu tous les avantages ?
Objectivement, c'est vrai. Mais peut-on en faire un objet politique ? Est-ce que cela peut nourrir du ressentiment dans la société, des tensions et des clivages ? Pas si sûr, car le système n'a pas vraiment été manipulé. Il y a de très fortes inégalités entre les générations du point de vue des bénéfices que chacune peut, ou pourra, tirer de ce système de retraite. Mais ces déséquilibres sont une conséquence mécanique des caractéristiques institutionnelles du système. En fait, comme souvent, le ressentiment et la force de résistance seront sans doute plus forts chez ceux auxquels le système a le plus bénéficié.
Cette société de statuts est aussi très liée à l'acquisition de diplômes. Tout se joue très vite et très tôt ; cette logique peut-elle être remise en cause ?
Le système scolaire français est une institution qui trie et classe les élèves, notamment au collège et au lycée. Paradoxalement, c'est encore plus vrai aujourd'hui qu'avant la grande démocratisation scolaire qu'a connue le pays. Le système a atteint un degré de sélectivité parfait.
Autrefois, on isolait les 20 % de l'élite, et les 80 % restant demeuraient relativement égaux. Aujourd'hui, le système produit une hiérarchie beaucoup plus serrée. Personne n'y échappe, entre ceux qui échouent au collège et ceux qui poursuivent au lycée, entre ceux qui sont orientés vers une filière professionnelle et ceux que l'on garde dans une filière générale, ceux qui rejoignent les sections S et les autres, etc.
En outre, cette hiérarchie est perçue par les familles comme reflétant le mérite de l'élève, et c'est pourquoi elle est acceptée et très difficile à remettre en cause. Tout ce que cette opération de sélection doit aux inégalités sociales entre enfants reste largement occulté.
Mais si elles demeurent fortes, les inégalités entre enfants de milieux sociaux différents ne se sont toutefois pas aggravées au fil du temps, contrairement à une vulgate catastrophiste.
Qui a profité de la démocratisation scolaire de ces dernières décennies ?
Ce sont les classes populaires qui ont le plus bénéficié de l'expansion scolaire de l'après-guerre, les enfants d'agriculteurs notamment. Le point de blocage majeur demeure toutefois le système des grandes écoles. Les inégalités devant ces voies d'accès à l'élite du pays sont restées à peu près exactement aussi fortes après la démocratisation qu'avant. Certes, les milieux populaires vont de plus en plus loin dans la compétition scolaire : la moitié de chaque génération atteint ainsi aujourd'hui les portes de l'enseignement supérieur. C'est un progrès. Mais les portes de l'élite leur demeurent quasi fermées. Il est difficile d'imaginer que cette situation puisse vraiment perdurer.
De façon générale, l'anxiété autour de l'école n'a probablement jamais été aussi forte. C'est tout à fait compréhensible d'ailleurs : contrairement à certaines idées reçues, posséder des diplômes n'a jamais été aussi décisif sur le marché du travail. Ce noyau d'angoisse irradie l'ensemble du corps social, d'autant plus que les carrières scolaires se jouent précocement. Chacun est tout au long de sa vie angoissé par l'école, que ce soit pour soi-même ou, plus tard, pour ses enfants et ses proches.
Une étude récente, réalisée par l'Ifop dans onze pays occidentaux, a montré que les Français ont nettement plus le sentiment que les Américains de vivre dans une société injuste. Comment expliquer ce profond sentiment d'injustice dans une société qui se veut égalitaire?
n France, les inégalités sont à chaque instant plus faibles qu'aux Etats-Unis, mais elles y sont aussi beaucoup plus permanentes. Il en découle un sentiment d'injustice plus marqué, puisque les inégalités reflètent moins ce que chacun peut démontrer au jour le jour et davantage des positions statutaires acquises très tôt dans la vie, jamais remises en question.
La peur devant l'avenir n'est nulle part aussi grande qu'en France et n'a historiquement jamais été aussi répandue dans ce pays qu'aujourd'hui. Dans toute société, la peur est d'abord et avant tout indexée sur la difficulté anticipée à remonter la pente en cas de déchéance, et cette difficulté n'est nulle part aussi grande que dans des sociétés à statuts, comme la société française.
La peur devant l'avenir n'est par ailleurs jamais aussi forte qu'en période de récession, car c'est précisément dans ce type de moment que les échecs scolaires et professionnels ont les conséquences les plus irrémédiables. Si vous êtes licencié aujourd'hui, vos perspectives de rebond sont encore plus faibles qu'en temps normal. Rien n'est plus anxiogène.
Le niveau élevé de l'endettement public – qui limite les capacités d'action des pouvoirs publics – est un facteur objectif d'inquiétude…
C'est vrai. La dette accumulée aujourd'hui pour soutenir la demande va constituer une contrainte pour l'action publique à venir. En même temps, tout dépend du niveau de croissance économique futur. Avec une croissance raisonnable, le choc pourra être digéré.
Pourquoi la remise en question du système français est-elle si difficile ?
Remettre vraiment en question notre système social reviendrait à remettre en jeu la nature profonde de ce qui est perçu comme enviable dans la société française. Or on ne touche pas facilement à une donnée aussi fondamentale.
Comme l'a bien montré Philippe d'Iribarne dans La Logique de l'honneur, ce qui, en France, est traditionnellement perçu comme enviable, c'est obtenir les confiances et les dignités les plus permanentes possibles, en échange de charges accomplies dans la plus grande liberté, avec le seul sens du service et de l'honneur. Etre récompensé une fois pour toutes pour ce que l'on est, et non pas pour ce que l'on fait.
Plus prosaïquement, les projets de réforme d'un tel système se heurtent au fait qu'une partie importante de la population a déjà consenti beaucoup de sacrifices : une fois en place, une fois son statut assuré, chaque génération défend toujours le système, légitime le contrat social dont elle commence à bénéficier, et elle se montre alors extrêmement rétive à une remise à plat des institutions.
La question générationnelle n'émerge pas politiquement. La force des échanges entre générations, en particulier les aides financières apportées par les plus anciens, contribue-t-elle à réduire le conflit ?
Oui, à l'intérieur des familles, il y a un important phénomène de redistribution entre générations. Contrairement à une idée reçue, les parents n'ont jamais consacré autant de temps à leurs enfants. Ils ne les ont jamais aidés aussi longtemps à acquérir leur autonomie en matière de logement.
Cela devrait nous faire réfléchir sur la transmission de la richesse : aujourd'hui, les héritages familiaux interviennent très tard au cours de la vie. La richesse passe ainsi des très vieux aux vieux – alors que ce sont les jeunes qui en ont le plus besoin. Taxer davantage les héritages et inciter aux donations contribuerait sans doute à réduire les inégalités entre générations.
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